lA LIGNEE SHANGPA
La lignée Shangpa appartient à ce qu'on appelle " la seconde vague d'introduction du bouddhisme au Tibet ". Le grand érudit Bouteun fait débuter cette période en 973, lorsqu'un certain Lachèn Gongpa Rabsel prit les voeux de moine. Dromteun, le principal disciple d'Atisha, considérait pour sa part qu'elle commençait en 978, lorsque Gonpa Rabsel donna l'ordination à dix hommes: 5 du Tibet central et 5 du Tibet occidental . Cet événement est non seulement important pour la continuation de la lignée des voeux monastiques, mais aussi parce que ces dix hommes retournèrent au Tibet central pour y établir des monastères. Ce qu'il advint de ces institutions de la seconde vague fait partie d'une histoire dont on ne parle pas beaucoup, mais qui, semble-t-il, eut un impact prononcé sur le développement de la Lignée Shangpa. Voici ce qu'en dit un historien tibétain moderne :
Les [dix moines] retournèrent peu à peu au Tibet central et occidental, mais ne purent pas rester à Lhassa. Ils voyagèrent donc jusqu'à Samyè [le premier monastère du Tibet], où Loumé Tsultrim Shérab prit possession du temple de Kachoung ; Rakshi et son frère, du temple de guégyé Jéma Ling ; Dring Yéshé Yeuntèn, du temple de Khamsoum Zangkang Ling, et Ba Tsultrim Lodreu et son frère, du temple central de Samyé. Ils se rendirent plus tard à Lhassa. Dans la partie supérieure du Tibet central, Loumé construisit un temple appelé Morchak-déou où il prit résidence. (* )
Quatre des disciples de Loumé, appelés " le groupe de Loumé ", bâtirent chacun un temple et une résidence monastique. Des trois autres hommes du Tibet central qui restèrent d'abord à Samyé, Ba Tsultrim Lodreu et Dring Yéshé Yeuntèn construisirent chacun un monastère à Pèmpo, près du lieu où Khyoungpo Neljor méditait en retraite quand Rahula lui rendit visite. Le dernier des quatre, Rakshi Tsultrim Joung-né fonda aussi un monastère. Ces quatre communautés sont connues en tibétain apocopé comme " les groupes de Loumé, Ba, Rak et Dring ".
La génération fondatrice disparue, les relations entre ces quatre groupes dégénérèrent vite, comme le raconte Lozang Trinlé :
Ces quatre groupes - Loumé, Ba, Rak et Dring - se propagèrent peu à peu et se développèrent à Lhassa. Au milieu du XIème siècle et au début du XIIème, éclatèrent de nombreuses querelles intestines. L'année du chien de feu du second cycle de soixante ans (1106 dans le calendrier général) une bataille fit rage à Samyé entre la communauté de Loumé et celles de Ba et Rak. Les temples autour du grand temple de Samyé furent brûlés, les " montagnes de fer " et les murs du périmètre rasés.(*)
Ra Dordjé Drakpa, un des traducteurs du Tantra de Kalachakra, qui avait voyagé en Inde et qui, par ailleurs, ne s'était pas engagé dans la dispute, recruta cinq cent ouvriers qui travaillèrent sans interruption pendant deux ans pour réparer les dégâts : une dépense de cent mille mesures de grains. Ces tristes événements ne s'arrêtèrent pas là:
Pendant l'année du dragon de fer du troisième cycle de soixante ans, 1160 dans le calendrier calendrier général, une guerre - qui allait se révéler longue - éclata à Lhassa, Yarloung et Pèmpo, entre les quatre groupes mentionnés ci-dessus. A cette époque, des portions du grand temple de Lhassa [plus tard appelé le Jokhang], du Ramoché [également situé à Lhassa] et de Tradouk [temple de Yarloung] furent détruites par le feu et gravement endommagées. Un disciple du Médecin de Dakpo [Gampopa], Dakgom Tsultrim Nyingpo [1116-1169]négocia alors un accord entre les belligérants et répara à la fois le grand et les petits temples de Lhassa. (*)
Il n'est guère agréable aujourd'hui de relater ni même d'analyser ces faits. Il est facile d'imaginer que ces événements et les tensions sous-jacentes obscurcirent l'atmosphère pendant la vie de Khyoungpo Neljor et celle de Rinchèn Tseundru, particulièrement pour ce cernier qui ne manisfesta jamais le moindre goût pour le pouvoir.
Rinchèn Tseundru rencontra Khyoungpo Neljor alors que celui-ci approchait de la fin de sa vie. Celui-ci envoya tout d'abord le jeune Rinchèn Tseundru étudier au loin avec d'autres maîtres. Quelques années plus tard, quand il revint présenter ses progrès considérables en méditation, Khyoungpo Neljor pensa qu'il mentait et le congédia. Comme il le renvoyait, Luminosité sans Fin, ainsi que des divinités et dames de l'espace, vinrent l'informer que ce jeune homme apparemment impertinent était le futur détenteur de la lignée qu'il avait attendu si longtemps. Khyoungpo Neljor rappela Rinchèn Tseundru et lui donna peu à peu la totalité des enseignements de la Lignée Shangpa, au cours des dix-neuf mois qu'il lui restait à vivre.
Khyoungpo Neljor suggéra à son protégé de devenir son serviteur afin de créer la proximité nécessaire au processus de transmission. La réaction soucieuse de Rinchèn Tseundru étonne : " Je ne peux pas être votre serviteur au milieu de ces moines et de ces Khampas sauvages et tout-puissants." (**) .Il se sentait intimidé par l'entourage de son maître. Peu après, à la mort de Khyoungpo Neljor, des disputes éclatèrent entre les nombreux disciples originaires du tibet oriental, occidental et central à propos de la manière de disposer de la dépouille de leur maître. Khyoungpo Neljor avait explicitement demandé que l'on conserve son corps, mais ses disciples l'incinérèrent.
Je rapporte ces faits pour montrer que ce qu'on peut appeler la lignée monastique Shangpa Kagyu semble n'avoir été centrée à Shang que pour quelques années, entre sa fondation et la mort de son fondateur. Khyoungpo Neljor n'intronisa jamais Rinchèn seundru comme chef de son institution. Il lui recommanda d'aller en retraite et de méditer en solitaire. Pas une seule fois, Rinchèn Tseundru, ni l'un des autres grands maîtres shangpas, ne rapporte avoir été invité à assumer la responsabilité du monastère de Shang. Le dernier des " sept joyaux " de la lignée fut le seul à visiter le monastère (au XIIIème siècle), et ancore à la fin de sa vie. Le monastère de Shang continua de fonctionner, mais il semble ne plus avoir entretenu de rapport avec la lignée des enseignements shangpas, puisque tous les détenteurs postérieurs vécurent et enseignèrent sans diriger le monastère qui avait donné son nom à leur lignée
Les maîtres shangpas ne furent jamais purement, c'est-à-dire exclusivement, shangpas. Tous reçurent des enseignements bouddhistes à profusion sur lesquels ils méditèrent, à la fois avant et après avoir receuilli la transmission shangpa. Dans leur pédagogie, ils gardèrent l'approche oecuménique de leur formation : ils enseignèrent à partir de lignées variées selon les besoins des uns et des autres et ne se soucièrent guère d'établir des institutions ou des administrations qui leur survivraient. La vie de Rinchèn Tseundruse conforma à ce modèle et les descendants de sa lignée suivirent son exemple.
Après la mort de Khyoungpo Neljor, Rinchèn Tseundru médita pendant deux ans et se tourna ensuite vers Gampopa pour recevoir davantage de directives. Gampopa affirma qu'ils avaient été souvent maître et disciple dans leurs vies passées et tous deux furent émus jusqu'aux larmes de se retrouver. Gampopa donna quelques instructions à son nouveau disciple, mais l'informa qu'il avait pris le voeu de ne plus conférer le cycle des Six doctrines de Naropa. Comme Rinchèn Tseundru avait déjà atteint la maîtrise du rêve lucide, il leur fut aisé de contourner cette promesse en se rencontrant en rêve. Pendant l'année qu'ils passèrent ensemble, la contribution principale de Gampopa à la vie spirituelle de Rinchèn Tseundru fut de lui donner les instructions complètes du grand sceau (mahamoudra), qui le conduisirent à obtenir la certitude de la vérité de la vue.
Quand ils se séparèrent, Gampopa conseilla à son disciple de se mettre en retraite et de ne pas s'impliquer dans le travail de la communauté spirituelle, sans parler de travail séculier. Rinchèn Tseundru demeura douze ans en retraite à Mochok, où quelques disciples se rassemblèrent. Leur nombre dépassa finalement les capacités du lieu de retraite et Mochokpa (surnom de Rinchèn Tseundru) fonda un petit monastère qu'il maintint avec des sentiments mitigés pendant les quinze dernières années de sa vie. Rinchèn Tseundru était essentiellement un méditant. Son autobiographie en dit plus sur ses expériences du rêve que sur les détails de sa vie active. Niguma et Sukhasiddhi lui apparurent dans des visions. Le fait que Niguma se soit montrée à lui lors d'un rituel d'offrandes à Gampopa, entraîna Rinchèn Tseundru à faire le commentaire suivant : " Les maîtres partagent tous la même force de vie. Je pense que seules sont importantes l'accumulation [de mérite et de sagesse] et la dévotion. "
La vie de Rinchèn Tseundru illustre parfaitement les traits propres à la Lignée Shangpa : un dévouement impartial et constant à tous les enseignements tantriques, qui s'exprime par le renoncement et la méditation.
d'après (* ) les oeuvres complètes de Doungkar Lozang Trinlé et (**) le Recueil des vies des maîtres shanpas.